Commentaire litéraire sur le poème « Que c’est beau de penser à toi de Nâzim Hikmet ».
L’Éducation nationale en France du cours de français est remarquablement bien organisée. Ayant été professeure dans plusieurs systèmes, je pourrais affirmer que j’ai adoré enseigner la littérature dans un Lycée français puisque le programme fait de son mieux pour former des élèves sensés et réfléchis qui sont capables d’analyser des textes de tous niveaux. C’est la raison pour laquelle, aujourd’hui, je décide de faire une analyse en français d’un poème de la littérature turque en suivant la méthodologie française.
Le poème choisi est intitulé : « Que c’est beau de penser à toi ».
Voici la traduction du poème qui précède le bref commentaire littéraire:
« Que c’est beau de penser à toi
A travers les rumeurs de la mort et de la victoire
Penser à toi quand on est en prison
et quand on a passé la quarantaine.
Que c’est beau de penser à toi
Voici une main oubliée sur une étoffe bleue
Et voici dans tes cheveux
La mollesse fière de ma terre d’Istanbul
C’est comme un autre homme en moi
Le bonheur de t’aimer
L’odeur restante des feuilles de géranium sur tes doigts
Un confort ensoleillé
Et l’invitation du corps
Et l’obscurité sombre et noire
Divisée par des lignes rouges vives.
Que c’est beau de penser à toi
D’écrire pour toi
De te regarder couchée sur le dos
Dans ma cellule
Un mot que tu as dit tel jour, tel endroit
Pas le mot en lui-même
mais cette façon qu’il y avait de contenir
tout un monde
Que c’est beau de penser à toi
je vais encore sculpter pour toi des choses
Faire une petite boîte, une bague
Tisser trois mètres de soie
Et tout à coup
Me jetant debout
Aller coller aux barreaux de ma fenêtre
Et crier au ciel bleu de ma liberté
Tout ce que j’ai écrit pour toi
Que c’est beau de penser à toi
A travers les rumeurs de la mort et de la victoire
Penser à toi quand on est en prison
et quand on a passé la quarantaine. »
S’il n’est pas le premier à tenter de diffuser un message politique par la littérature, Nâzım Hikmet se démarque de ses contemporains par la profondeur de ses poèmes.
Nâzım est un poète turc appartenant à l’idéologie communiste. Le XXe siècle est un bouleversement politique et comme je le dis souvent, la littérature est le reflet de la société et la société influence la littérature. J’analyserai ci-dessous comment à travers une lettre d’amour, un discours de rébellion communiste peut être mis en valeur.
L’auteur commence son premier vers en criant haut et fort le manque qu’il vit à la suite d’une séparation. La tonalité et la profondeur de son poème témoignent d’une grande passion. Il appert de l’analyse du premier vers que ce poème est lyrique et nous sommes directement témoins de l’exaltation des sentiments de l’auteur. « Que c’est beau » écrit-il. Comment peut-il mieux qualifier la féerie de la pensée d’un amoureux? Nous le savons, la vie privée, l’amour, le souvenir, la nostalgie, sont les thèmes principaux du lyrisme. L’atmosphère idyllique, romantique et sentimentale dépeint les sentiments de l’auteur.
« Que c’est beau de penser à toi » écrit-il. Nous sentons la sérénité dans laquelle se trouve l’écrivain quand il est baigné dans ses pensées.
Ce poème lyrique peut certes paraître un premier temps principalement comme étant une lettre d'amour, nonobstant il convient de continuer à le lire et de constater qu’il est d’autant plus un écrit politique et par conséquent appartient aussi au registre polémique.
Le deuxième vers contient deux mots qui font partie du champ lexical de la guerre. Ce poème a l’avantage de n’être point sibyllin. Nous comprenons dès lors que l’homme est pugnace et qu’il veut témoigner de la force de son idéologie. Nous n’avons par conséquent point besoin d’avoir une grande sagacité pour déduire le combat défendu par Hikmet. Il va soit se courber l’échine à la suite d’une défaite ou soit il en sortira victorieux. Il se présente comme un soldat, comme un guerrier. Il peut mourir et tomber martyre ou bien il peut devenir un vainqueur et un héros triomphant. Il attend et cette attente peut être longue c’est pour cette raison qu’il se remémore les souvenirs magiques du passé.
En effet, il est enfermé non seulement dans ses pensées mais également en prison comme le témoigne le vers 3 « penser à toi quand on est en prison » et le temps coule, le temps passe et la jeunesse de même puisqu’il a passé la quarantaine.
La deuxième strophe débute par une anaphore du premier vers du poème. Cette reprise du premier vers permet de rythmer le poème et de créer un effet de symétrie, souligne la magie de l’amour du poème et provoque un effet musical. Par cette figure de style, Nâzım donne plus d’énergie à son discours. Cette strophe est une expolition de la première dans le but d’insister sur le message transmis.
Dans les vers six à neuf, il utilise la figure de style: la métalepse. Effectivement, il explique que sa bien-aimée lui manque en faisant une description détaillée de celle-ci et en la comparant à Istanbul, sa terre natale. En revanche, l’idée principale de ces vers est d’exprimer le mal du pays que vit l’auteur ainsi que la profonde souffrance que provoque son exil. Cela rappelle les écrits de Joachim du Bellay, auteur français, qui écrivit « Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village. Fumer la cheminée, et en quelle saison, Reverrai-je le clos de ma pauvre maison ».
L’antépénultième strophe est une autobiographie de son métier de poète. Nâzım est un littéraire, un amoureux des mots c’est pourquoi il écrit et attribue un sens à tous les dires de son amante. Il exalte son métier et expose la force puissante de la langue. Il termine d’ailleurs la strophe en énonçant que chaque mot peut contenir tout un monde. Il n’est pas qu’amoureux d’une femme, il n’est pas qu’amoureux du communisme, il est également amoureux de la poésie. Lorsqu’il formule « que c’est beau de se souvenir de toi, ce que tu as dit tel jour à telle heure », il insinue que le temps passe, qu’il peut forcément oublier le visage de son amour néanmoins les moments passés avec elle ne peuvent s’effacer. De ce façon, il se souviendra toujours de ce qu’elle lui a fait ressentir. Par ailleurs il évoque l’odeur de géranium présente sur les doigts de Piraye ce qui accentue l’idée du souvenir non visuel.
L’avant-dernière strophe quant-à-elle s’achève sur une quête de liberté de l’auteur. Le ciel, les oiseaux, le monde lui manquent et les barreaux l’étranglent. Passer sa vie enfermé est une rude et malaisée épreuve par conséquent il doit s’occuper, il doit se divertir ! Il bricole, il pense à autre chose, il tisse de la soie à la place de se languir en prison en attendant patiemment sa liberté.
La puissance évocatrice de chaque sentiment sempiternel ainsi que la brièveté du discours font de ce poème un chef-d’œuvre qui n’a d’égal que les grands maîtres de la littérature française. Par le truchement d’une lettre d’amour, il narre le système autoritaire de son pays. Texte sur l’emprisonnement que vivent les communistes, le poète mentionne l'absence de libertés que subissent les communistes et la fatalité de leur destinée. Emprisonné, il attend la victoire de l'Union soviétique et s'occupe en se remémorant ses souvenirs d'amour. La mélancolie, le tragisme, le mal du pays, la fuite du temps, la communion avec la nature, le destin, sont des thèmes exploités par l’auteur. Celui-ci avait longtemps été exilé à l’étranger après avoir été membre du Parti communiste de Turquie. C'est un poème extrêmement riche et captivant. Nâzim Hikmet, un homme éminemment respectable et un auteur à lire sans nul doute!
Derya SOYSAL, tous droits réservés.
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