Une histoire de migration – 1965 60 + 1
KÜLTÜR SANATUne histoire de migration – 1965 60 + 1
Bruxelles Korner
Kadir Duran
Une histoire de migration
– 1965 60 + 1
Kadir Duran - Bruxelles Korner
60+1 – Belçika’ya Göçün “60+1.” Yılı, un ouvrage collectif publié en avril 2025 par Defne Yayınevi, retraçant les mémoires, défis et récits identitaires autour de la migration turque vers la Belgique, 61 ans après l’accord bilatéral de main-d’œuvre de 1964.
Ce document contient plusieurs essais personnels et témoignages, notamment ceux de Fikret Aydemir, Nerkiz Şahin, Kadir Duran, et d’autres contributeurs. Il met en lumière à la fois les réussites individuelles (engagements politiques, carrières académiques, intégration culturelle) et les douleurs intergénérationnelles (nostalgie, déracinement, conflits culturels, expériences genrées de la migration).
Titre : Une histoire de migration – 1965 60+1
1965. L’aube perce à peine.
Le soleil se lève derrière les montagnes.
« Cin Kadir », ses deux chiens, son âne gris et ses mains gelées avancent lentement vers la maison.
En gardant son troupeau, il pense à l’avenir :
« Et si ma vie pouvait être différente ? »
– Femme, j’ai faim. Il reste à manger ?
– Un peu de pilaf au boulgour d’hier. Si tu veux, réchauffe-le. Sinon, casse un œuf. Les poules ont dû pondre…
– Ma fille, il ne reste plus personne au village.
Les terres sont désertées. Tout le monde part « chez les autres ».
Et si on partait nous aussi ? Peut-être qu’on connaîtrait enfin la paix…
Extrait de 60+1 – Belçika’ya Göçün 60+1. Yılı, texte de Kadir Duran, Defne Yayınevi, avril 2025.
Voici une analyse littéraire du passage de Kadir Duran, tiré de « Bir Göçün Öyküsü » (Une histoire de migration), dans l’ouvrage collectif 60+1 – Belçika’ya Göçün “60+1.” Yılı :
1. Genre et tonalité
Ce texte s’inscrit dans le genre du récit mémoriel et autofictionnel, teinté de réalisme rural. La tonalité est mélancolique mais sobre, évoquant à la fois la dureté du quotidien paysan et le rêve silencieux d’un avenir meilleur.
2. Mise en scène du quotidien
Dès l’ouverture (« Henüz alaca karanlık, şafak vaktiydi… » – « Il faisait encore sombre, l’aube pointait à peine… »), le texte peint un tableau familier : celui du berger solitaire au petit matin, accompagné de ses chiens et de son âne.
Cette scène pastorale est symbolique d’une vie répétitive, laborieuse, marquée par le froid, la pauvreté et la résilience silencieuse. Le détail du repas évoqué (bulgur froid, oignon, œuf) renforce le minimalisme matériel, mais aussi une certaine dignité dans le peu.
3. Voix intérieure et conflit existentiel
Le narrateur (ou le personnage de Kadir) est traversé par une question existentielle :
« Yaşadığım hayat nasıl farklı olabilir ? »
« Et si ma vie pouvait être différente ? »
Cette interrogation intérieure fonctionne comme un moteur narratif. Elle marque une prise de conscience discrète mais puissante : la possibilité d’un ailleurs, d’un autrement. Ce doute intime, murmurée au cœur de la nature endormie, annonce le désir d’émigration, qui n’est pas encore une décision mais une sensation.
4. Dialogue domestique et réalisme social
Le dialogue avec la femme (« Karnım aç… ») restitue avec naturel la précarité et la sobriété émotionnelle du couple. Loin d’un pathos exagéré, la langue reste simple, fonctionnelle, comme leur vie.
C’est un réalisme à la fois ethnographique et affectif, qui ancre le récit dans une époque et un lieu concrets (le village d’Anatolie des années 60).
5. Le basculement migratoire
La phrase-clé arrive peu après :
“Biz de mi gâvura gitsek?”
“Et si nous partions nous aussi chez les étrangers ?”
Ce glissement du je au nous, du doute à l’hypothèse collective, révèle le poids communautaire de la décision migratoire. Le terme « gâvur » (anciennement péjoratif pour désigner l’Occident chrétien) suggère une ambivalence culturelle : partir, c’est quitter ses racines, aller vers l’inconnu, peut-être trahir une appartenance… mais aussi survivre.
6. Portée symbolique
Ce passage met en tension :
• Le local (village, foyer, troupeau)
• Le global (la migration vers l’Europe, la promesse moderne)
• Le présent rude et l’avenir incertain,
dans une structure narrative simple mais chargée de symboles :
la faim, le lever du jour, le départ envisagé – autant de métaphores du changement.
Conclusion
Ce fragment de Kadir Duran est un instantané de bascule, un moment suspendu entre la terre natale et l’exil. Il se lit comme un poème en prose, discret mais dense, où chaque mot pèse, et chaque silence dit autant que les paroles.
C’est une pièce de mémoire très humaine, sans héroïsme spectaculaire, mais portée par la dignité de ceux qui rêvent sans bruit.
Duran, K. (2025). Bir Göçün Öyküsü. In F. Aydemir, N. Şahin, K. Duran, B. Tek, S. Köse, S. Yenici, & A. Urfalı, 60+1: Belçika’ya Göçün “60+1.” Yılı (pp. 45–73). Eskişehir: Defne Yayınevi.
Selon Duran (2025), la migration naît souvent d’un sentiment d’impasse silencieuse, comme l’exprime le personnage de Kadir : « Et si ma vie pouvait être différente ? » (p. 45).
CIN KADIR DURAN
İlginizi Çekebilir